Dans la première partie, j’ai expliqué que la concentration sur la respiration consiste à focaliser toute son attention sur le frottement de l’air contre les narines, et donc à s’empêcher de penser. Ce n’est pas l’absence de pensée qui conduit aux états d’absorption, mais la concentration, et pour cela, il faut faire des efforts. Néanmoins, il faut clairement mettre ses pensées en sourdine pour arriver à se concentrer. Elles font partie des cinq obstacles, dont la liste varie un peu selon les textes. Le désir en fait évidemment partie. Si vous avez des souhaits de repas plantureux pendant vos séances de concentration, ils vont vous perturber. Ne parlons pas des désirs sexuels. Certains hommes qui se font moines ont des érections parce qu’ils ne portent rien sous leur jupe, si bien qu’ils n’ont pas d’autre solution que de retourner à la vie laïque. La malveillance est un obstacle majeur. Elle fait partie de ce que le vénérable Henepola Gunaratana désigne sous l’expression d’irritants psychiques.
Ici, je souhaite m’attarder sur la pensée, un obstacle auquel tout le monde est confronté parce que nous sommes des machines à penser. Nous pensons du matin au soir, depuis le jour de notre naissance, sans doute même avant, et jusqu’à l’heure de notre mort. Durant nos phases de sommeil paradoxal, nos cerveaux fonctionnent presque comme en plein jour, sauf que la conscience et la volonté n’interviennent pas. Mettre nos pensées en sourdine, c’est s’attaquer à ce que nous sommes, mais ne craignez rien, car vous arriverez de cette manière à un bonheur véritable.
Se concentrer, c’est lutter contre ses pensées
Nous avons tendance à trop penser. Certaines personnes viennent d’ailleurs consulter des psychothérapeutes pour leur dire qu’ils pensent trop. Si ces pensées étaient positives, ce ne serait pas un désavantage, mais elles sont plutôt tendance à être négatives. Quand nous n’avons rien rien à faire, nous ressassons et ruminons. Les psychologues l’ont constaté en laissant des gens seuls avec leurs pensées. C’est l’une des causes de la dépression, ce mal si fréquent de notre société. Les regrets et les remords sont classés parmi les obstacles à la concentration parce qu’ils perturbent le pratiquant en plus d’être inutiles. Ce qu’il faut, c’est s’abstenir de commettre des actes malveillants.
Nous sommes nombreux à traîner une charge mentale très importante, c’est-à-dire des souvenirs douloureux qui nous tourmentent. Vous conviendrez que l’on se porterait mieux si l’on pouvait tout oublier. C’est exactement ce que l’on fait, momentanément, pendant les séances de concentration. Il n’y a rien de magique dedans. On peut s’absorber dans n’importe tâche pour oublier des épisodes traumatiques de son existence, mais la respiration est un support de concentration qui peut vous mener beaucoup plus loin. Quand vous avez réussi votre séance, vous ne revenez pas dans l’état antérieur. Vous n’avez pas perdu votre mémoire, mais vos souvenirs vous touchent moins. Vous vous êtes éloigné d’eux. Si des pensées douloureuses viennent vous tourmenter, vous avez les moyens de les écarter. Un pratiquant expérimenté peut retrouver les bonheur serein de la concentration après seulement quelques inspirations et expirations.
Le problème est que notre cerveau fonctionne de manière essentiellement inconsciente, ainsi que je l’explique dans mon livre. La conscience est comme un faisceau de lumière dans la nuit qui laisse presque tout dans le noir. Notre cerveau est capable de faire des tâches très évoluées, comme la reconnaissance des visages, de manière inconsciente. Nous pensons de manière partiellement inconsciente et donc indépendamment de notre volonté. Pendant la concentration sur la respiration, certaines pensées arrivent dans le champ de notre conscience et nous perturbent. Si l’on refuse de leur prêter attention, elles se dissipent d’elles-mêmes, comme des flammes qui ne sont pas alimentées. Cette attitude est à peu près la même pendant la méditation zen : on observe son esprit, si bien que l’on voit ses pensées défiler, mais on ne s’attache pas à elles. Lors de la concentration sur la respiration, on s’efforce de les ignorer, l’attention restant fixée sur son support.

C’est le réseau du mode par défaut qui est impliqué dans ces pensées centrées sur soi. Il comprend plusieurs régions du cortex cérébral, la couche externe de notre cerveau, qui est tellement grande qu’elle doit être « froissée » pour tenir dans notre boîte crânienne. Il nous permet de réfléchir sur notre passé et d’imaginer notre avenir, ainsi que d’évaluer le point de vue d’autrui. Il est par conséquent indispensable à la vie sociale, l’imagination, à la créativité et à la planification.
L’humanité ne serait donc pas devenue ce qu’elle est maintenant sur cette faculté. La pensée est indispensable à certaines tâches. Tout écrivain sait que pour écrire son livre, il doit laisser ses pensées vagabonder. Il en existe même qui tirent partie de leurs déséquilibres mentaux, parfois si graves qu’ils les conduisent à la folie. On peut citer Gérard de Nerval (1808-1868), qui a fini par se suicider. Certains poètes chinois trouvaient leur inspiration dans l’alcool. Le poète Li Bai (702-762) serait mort à cause de son abus d’alcool. On raconte aussi qu’il se serait noyé en plongeant d’un bateau pour attraper le reflet de la Lune.

Ceci dit, on risque surtout de devenir dangereux pour soi-même ou pour les autres quand on boit de l’alcool. Ce n’est pas conseillé par le bouddhisme, qui proscrit la consommation de substances psychoactives. Il faut rester maître de soi. Beaucoup de tâches seraient mieux effectuées si l’on pouvait empêcher le vagabondage de son esprit, afin de pouvoir se concentrer ce que l’on fait. Les Japonais l’ont très bien compris. Il n’y a pas de meilleure illustration que le film Le dernier samouraï d’Edward Zwick, sorti en 2003. Nobutada donne des conseils au capitaine Nathan Algren, qui s’exerce au maniement du sabre : « Beaucoup trop pensée… Pensée sabre, pensée monde autour, pensée ennemi. Beaucoup trop pensée. Sans pensée. »
À moins que vous vous coupiez du monde, comme ces ermites qui partent dans la forêt pour se concentrer, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser, mais efforcez-vous de dominer vos pensées, et non pas d’être dominé par elles. La concentration sur la respiration vous aidera à atteindre cet objectif.
Si l’un s’illustre en étant vainqueur de milliers d’hommes en mille batailles, celui qui se rend maître de soi est un plus grand conquérant.
Bouddha, Dhammapada
