L’origine du yoga

La concentration sur la respiration n’est qu’une forme de yoga. Pourtant, les maîtres de yoga proposent généralement d’autres supports de concentration, qui ne conduisent pas aux mêmes résultats. Les jhāna dépendent en effet des supports choisis. Certains sujets de concentration peuvent amener les pratiquants vers les états d’absorption immatériels, les arūpa jhāna. Il s’agit par exemple de la concentration sur l’espace ou la conscience, qui n’est certes pas facile à pratiquer.

En conséquence, les maîtres et les livres de yoga ne parlent pas de la félicité que l’on ressent lors de la concentration d’accès. Cette pratique peut être considérée comme bouddhique. Mais quelle que soit la méthode permettant de les obtenir, les états d’absorption apportent une profonde satisfaction, au point qu’on peut les prendre pour le but de la pratique et en oublier la Délivrance, qui est l’objectif de l’hindouisme, ou le Nirvâna, qui est celui du bouddhisme.

Je pense que les choix des supports de concentration dans l’hindouisme s’expliquent par l’histoire de cette religion. Dans le bouddhisme theravāda, on ne prend pas d’image de Shiva puisque les dieux ne sont pas vénérés. Le rôle de cette divinité dans le yoga donne une indication sur l’origine de cette discipline et m’inspire cette digression historique. J’aimerais savoir ce qui a poussé des hommes à se lancer dans des exercices mentaux aussi difficiles. Vous le ferez peut-être parce que je vous ai convaincu que vous avez beaucoup à y gagner, mais les premiers individus qui ont tenté l’expérience ne savaient pas à quoi elle les conduirait.

Cette question passionnante restera probablement à jamais sans réponse, mais il est au moins possible d’avoir une idée du contexte dans lequel le yoga a été conçu. Une donnée fondamentale est que le sanskrit ou sa version ancienne, le védique, n’est pas originaire de l’Inde. Il a été apporté vers le XVIIIe siècle avant notre ère par des envahisseurs appelés les Indo-Ârya. Ils étaient étroitement apparentés aux peuples iraniens, qui ont occupé dans l’Antiquité des territoires beaucoup plus grands que l’actuel Iran. Les Scythes, peuple des steppes eurasiatiques, étaient des guerriers réputés pour leur férocité. Les Indo-Ârya avaient des prêtres, les brâhmanes, chargés d’accomplir des sacrifices au cours desquels les hymnes des Veda étaient chantés. Ces rituels pouvaient être complexes et coûteux. Leur société comprenait également des guerriers et des producteurs, qui étaient surtout des éleveurs. À une époque indéterminée, ces classes sont devenues des castes. Elles existaient à l’époque du Bouddha, puisqu’il les a condamnées. Au fil des siècles, elles se sont multipliées.

Pour Jean Varenne, l’un des plus éminents spécialistes français de la littérature sanskrite, les Indo-Ârya ont trouvé en Inde un yoga déjà bien établi, avec lequel il leur a fallu composer. Il était un danger pour leur ordre social. Un syncrétisme s’est pourtant effectué il y a environ deux millénaires, donnant naissance à ce qui est à présent l’hindouisme. J’adhère à cette opinion, mais j’ajoute que le yoga a dû influencer la société indo-aryenne beaucoup plus tôt. L’existence des castes est en effet justifiée par la réincarnation : ce sont les vies antérieures qui déterminent celle dans laquelle on naît. Et je maintiens que la pratique du yoga conduit nécessairement à la connaissance de la réincarnation.

Les Indo-Iraniens ou Ârya appartiennent eux-mêmes à la famille indo-européenne : leurs langues sont apparentées au latin, au grec, à l’arménien, aux langues celtiques, germaniques, baltes et slaves. D’autres langues de cette famille ont aujourd’hui disparu, comme le hittite, parlé en Anatolie, la partie asiatique de la Turquie, au cours du IIe millénaire avant notre ère. Les Hittites avaient fondé un empire qui avait affronté l’armée de Ramsès II au cours d’une mémorable bataille de chars (des véhicules tirés par des chevaux, pas des engins mécanisés !). Les Turcs ne sont arrivés en Anatolie qu’au XIe siècle de notre ère. Apparentés aux Mongols, ils sont venus d’Asie centrale.

Les Indo-Européens n’ont jamais cru à la réincarnation, sauf en Grèce sous l’influence de Platon et de Pythagore. Rien de semblable au yoga n’a non plus émergé dans leurs sociétés ritualistes, viriles et violentes. La guerre et le pillage étaient pour eux des modes de vie, qu’ils ont communiqué aux Turco-Mongols. Même si leurs prêtres se sont tenus à l’écart de ces combats, ils n’ont jamais prêché la non-violence du yoga, ni son retrait du monde et son « salut individuel », pour utiliser les termes de Jean Varenne. Le yoga est par conséquent un héritage d’un peuple autochtone de l’Inde, mais lequel ?

Dans son livre, André Migot supposait une origine chamanique. Il trouvait des ressemblances entre les transes du chamane et les états d’absorption. Il existe pourtant de grosses différences, à commencer par le fait que les chamanes utilisent des tambours pour se plonger dans leurs « transes ». Pour les Turcs et Mongols de l’Asie centrale, éleveurs nomades, c’est une technique permettant de prédire l’avenir ou de guérir des maladies. Même s’il existe un peu partout dans le monde des pratiques qui évoquent le chamanisme (sauf en Afrique), il est principalement attesté en Asie et en Amérique du Nord. Il paraît spécifique aux peuples « jaunes », plus élégamment dits xanthodermes ou mongoloïdes. Ils sont répartis en plusieurs familles. Les Transeurasiens regroupent les Japonais, les Coréens et les peuples altaïques, c’est-à-dire les Turcs, les Mongols et les Toungouses. Le chamanisme est bien attesté chez les Coréens. Une autre famille est celle des Sino-Tibétains, qui comprend les Chinois et les Tibéto-Birmans.

Des Mongoloïdes plus méridionaux ont vécu et vivent toujours en Inde : les Munda. Ils sont présents du côté oriental, dans les États du Jharkhand, du Bihar et de l’Orissa. Leurs langues sont apparentées au môn-khmer de la péninsule indochinoise, regroupant le khmer et le vietnamien (très influencé par le chinois), et à quelques autres langues de la région. Ils constituent la famille austro-asiatique. Une forme de chamanisme est attestée chez les Munda, ainsi que chez certaines tribus dravidiennes de l’Inde du Sud : pour guérir un malade, le chamane envoie l’une de ses âmes au pays des esprits pour ramener celle du malade et combattre les esprits qui l’ont prise.

Les Dravidiens sont d’origine africaine, comme tout le reste de l’humanité d’ailleurs, mais à la différence des Mongoloïdes, ils n’ont jamais « blanchi » en atteignant des latitudes où le soleil se fait rare en hiver. La possession existe chez eux comme chez les Africains. C’est en quelque sorte l’inverse du chamanisme : un esprit s’empare du guérisseur. Il est dompté et guérit le malade. Il y a tout lieu de croire que les Dravidiens connaissent le chamanisme parce qu’ils l’ont emprunté aux Munda, qui sont arrivés en Inde il y a plus de quatre mille ans. Ils ont probablement apporté la culture du riz.

Il est très peu probable que des Munda ou des Dravidiens aient fondé le yoga. Il reste la possibilité d’attribuer sa fondation à un peuple qui n’existe plus, parce qu’il a été victime de l’expansion des Indo-Ârya. La vallée de l’Indus, le grand fleuve qui irrigue l’actuel Pakistan, a hébergé la plus brillante civilisation du Néolithique indien. Elle a atteint son apogée au cours du IIIe millénaire avant notre ère et a laissé un réseau de cités dont les deux principales sont Mohenjo-Dâro et Harappa. Ce peuple a inventé une écriture qui est jusqu’à maintenant restée indéchiffrée. Elle est présente sur un millier de sceaux et de cachets de forme carrée, la plupart portant aussi un animal ou un être surnaturel. Seules quelques pointes de lances ont été trouvées. La rareté des armes montre que ce peuple était pacifique. Il devait sa prospérité au commerce entre les cités et avec d’autres pays, jusqu’à la péninsule arabique.

Ces cités ont périclité avant l’arrivée des Indo-Ârya, mais le peuple qui les avait fondées, appelé les Harappéens, n’a pas dû disparaître immédiatement. Il serait surprenant qu’une telle civilisation n’ait exercé aucune influence sur les nouveaux venus. Un sceau découvert en 1928 ou 1929 à Mohenjo-Dâro montre un homme à trois visages, assis sur un siège dans une position d’apparence yogique, les bras recouverts de bracelets avec deux daims ou antilopes sous son siège, un rhinocéros, un éléphant, un tigre et un buffle à côté de lui. Il porte également de grandes cornes. John Marshall, qui supervisait les fouilles de ces cités, a considéré ce « maître des animaux » comme un précurseur de Shiva, le dieu du yoga. Il devait cependant être assez différent du Shiva que les hindous vénèrent actuellement, ou même de celui des plus anciens textes hindous.

Le culte des arbres est manifeste. On reconnaît même un figuier dont le nom scientifique est Ficus religiosa, qui est sacré dans l’hindouisme et le bouddhisme. Le Bouddha aurait atteint l’Éveil sous cet arbre. Un sceau montre une femme les jambes écartées, accouchant de ce qui semble être une plante. Ce n’est assurément pas un mythe indo-européen. Dans la civilisation harappéenne, certains hommes portaient des chignons au sommet de la tête. Cette coiffure rare se retrouve dans l’Inde, où le chignon est par excellence la coiffure des ascètes. C’est ainsi que le Bouddha a tout d’abord été représenté. On ne l’a jamais montré avec un crâne rasé alors que c’est une caractéristique universelle des moines bouddhistes.

Pour attribuer l’origine de Shiva et du yoga à la civilisation de l’Indus, ces indices sont faibles. Pour en savoir plus, il faudrait déchiffrer l’écriture harappéenne, mais elle reste parfaitement énigmatique. On sait que les textes mésopotamiens (akkadiens) mentionnent à partir de 2350 avant notre ère un pays appelé Meluha ou Melukhkha, qui est presque sûrement celui de l’Indus. Ce terme correspond au sanskrit mleccha « barbare non-Ârya, étranger ; hors-caste, infidèle ». Un mlecchitā est une langue incompréhensible ou étrangère. Ceux qui étaient les étrangers par excellence, ce n’était ni les ancêtres des Munda ni ceux des Dravidiens, mais les Harappéens.

Je ne suis pas en train d’affirmer que les habitants de Mohenjo-Dâro pratiquaient le yoga il y a plus de quatre mille ans, voire qu’ils connaissaient les états d’absorption, mais le yoga a pu émerger au sein de sociétés héritières de cette culture, à partir de pratiques religieuses très différentes de celles des Indo-Ârya, qui n’étaient pas non plus chamaniques. Dans l’Antiquité, l’Inde devait être ce qu’elle est toujours aujourd’hui : une société multiculturelle.

La possibilité que le yoga soit originaire de la civilisation de l’Indus est tout à fait fascinante. Son héritage apparemment pacifique aurait façonné l’hindouisme, et sans lui, le bouddhisme n’existerait pas. Le Bouddha n’aurait pas effectué les difficiles exercices de concentration qui lui ont permis d’atteindre l’Éveil.

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